Procédure pour se faire une blessure incise.
Prenez une lame métallique pourvue d'un bord coupant du type bistouri, couteau ou cutter. Le trajet de la coupure sur la surface cutanée provoquera une solution de continuité nette avec pénétration dans les tissus; une blessure incise aux bords réguliers et bien délimités. La blessure présentera deux dimensions: extension et profondeur. La longueur de la coupure doit dépasser la profondeur. Les bords seront propres et seront bien irrigués, avec une faible devitalization des tissus. Plus la coupure será perpendiculaire aux lignes de Langer, qui parcourent de long en large lu front, plus grande será la separation de ses bords.
La performance n’est pas dans la blessure mais dans la cavité qui se loge derrière la blessure.
Le cri
L'identité. Nous nous sommes souvent détenues non pas dans l'identité que nos noms hébèrgent, Su Alonso, Inés Marful, mais dans le concept même de l'identité comme persévérance de l'identique. Ego idem sum. Identité. Mais laquelle? L'identité n'est-elle pas la Somme, et la réduction à un hypothétique dénominateur commun, de toutes les différences? L'appel au propre nom n'est pas gratuit. Loin de cela, il s’inscrit dans le paradoxe de l'instabilité d'une présense qui a laissé derrière la quiétude métaphysique de l'Idée et invoque le nom et la filiation qui l'accompagne comme à l'unique prise à laquelle s'accrocher. Nous présentons la carte d'identité et le fonctionnaire s'assure que nous ressemblons, même de loin, à la photo. Notre nom et notre numéro, cependant, nous assurent sans variations dans le casier du recensement et nous octroient le privilège d'une existence légale.
Nous regardons les cartes d'identité successives -toute carte est à la fois écriture et jeu- et, à peine nous reconnaissons nous dans la jeune fille qui rit avec les cheveux coupés à la garçon ou avec le visage abattu par la peine. Nous avons été. L'instantanée registre le rapide passage par cette identité péremptoire qui, déjà alors, courait à notre rencontre. À la rencontre de la mort. Notre nom, néanmoins, reste.
Nous sommes nommés. Même numérotés. Et, pourtant, ce n'est pas le moindre des paradoxes qui acompagnent le nom propre quand nous disons, par exemple, Su Alonso ou Inés Marful, mais aussi Paul Celan ou Primo Levi, que ce nom ne recueille pas ce que nous avons été mais la cérémonie civile qui nous actue et reunit, pour nous, un conglomérat de signes qui font allusion à notre existence. Un visage, une biographie. Un nom. Les certitudes superficielles. Mais que sommes-nous vraiment? Et, surtout, qu’est ce qui nous fait créer, quelque soit ce que nous créont?
Toute personne qui crée, c’est, du moins, notre point de vue, créé pour tenter d'exprimer l'inexprimable. Le matériel sémantique irréductible à la traduction, parce qu’il est, par définition, in-traductible. Car -point où la matière et l’énergie signifiante butent constamment contre l'horizon des événements– rien n’est susceptible d'être déplacé jusqu’à la surface du langage. Aucun langage n’est capable de traduire l'indicible de cette faille fondamentale dans le tissu de la sensibilité qu’est la prise de conscience de la mort.
Comment nommer ce qui n’ a pas de nom? C'est le cri de l'espèce. C'est la chair du poème.
Ni oui ni non. Pallacksch. Abolir le compromis avec les mots. Dans sa folie, Hölderlin est plus lucide que n'importe lequel d'entre nous. Sauf dans les affaires les plus terre à terre, chaque fois que nous disons oui ou non nous sacrifions ce qui s'oppose à l'affirmation ou à la négation. Il convient de rappeler que Freud faisait prévaloir la latence sur le manifeste, le fond à la surface. Il convient, aussi, de se souvenir de Beckett lorsqu'il dit que toute langue “s’éloigne” du sens qu’il poursuit; de Celan quand il dit que tout poème tend au silence. Se souvenir, sans autre désir que celui de rendre justice à ce qui nous humanise: la mémoire. Sans le moindre soupçon de vanité intellectuelle. Sans avoir recours à l'auctoritas. Sans chercher des alliés pour la tragique cérémonie de l'impossible.
Re-présenter, alors, le cri qui nous rôde dedans. Le nommer de cette manière acoudée ou oblique qu’est la représentation plastique. Le faire de façon qu’elle puisse, loin de toute frivolité, au moins suggérer la latence de l'innommable. De ce qui, au-delà de la parole, hurle. Un visage blanc. Symboliquement, les traces que révéleraient notre appartenance à un genre ou une race, ont étées éfacées. Un visage idéalement dépourvu de nom et de coordonnées. Un visage qui ouvre les yeux, sachant qu’à cet instant-là et à n’importe quel autre, quelque chose creuse en lui sa propre tombe et qui les ferme dans un geste de reddition précoce. Fermer les paupières à la lumière. Laisser qu’en nous se produise l’in-concience que toute mort manifeste. Curieusement nous sommes incapable de concevoir l'interruption de notre propre conscience. Même dans nos exercices d'imagination posthume, nous nous regardons comme ce quelque chose immatériel qui, en dépit de n'importe quel argument, encore et éternellement, pense.
La blessure, rituel, se pratique avec un cutter sur le front. La blessure est réelle. Sa signification, l'universel de son symbolisme, est livré à la plasticité de chaque imaginaire. Si l'image est parvenue à mouvoir quelque chose de l'ordre de l'indicible en ceux qui la regardent, nous aurons réussi à reveiller une émotion qui transcende notre subjectivité et nous lie au cri qui nous parcourt. Que nous partageons. Le cri de l'espèce.